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Construire des alliances durables pour répondre à la désinformation en Afrique de l’Ouest

Disinformation

par Harouna Drabo

Depuis 2021, la crise sécuritaire a précipité plusieurs États de la région dans une instabilité politique, marquée par une série de coups d’État. Dans le sillage de ces ruptures constitutionnelles s’est installé un narratif antidémocratique, largement relayé sur les plateformes numériques, nourri de fausses informations et de récits manipulateurs.

La jeunesse, cible prioritaire de la désinformation

Majoritaire dans la pyramide démographique du continent, la jeunesse est hyperconnectée, engagée, et mobilise les réseaux sociaux non seulement comme des outils de communication, mais aussi comme des espaces de construction de l’opinion et de participation civique.

Cette présence active des jeunes dans l’espace public numérique fait d’eux des cibles privilégiées des campagnes de désinformation, en particulier celles qui visent à délégitimer la démocratie comme mode de gouvernance et à désorienter les aspirations citoyennes. Les narratifs complotistes, les discours révisionnistes et les récits populistes circulent avec une efficacité redoutable dans ces espaces.

Face à cette réalité, renforcer la résistance cognitive de la jeunesse devient une urgence. Il s’agit de développer la capacité à identifier, déconstruire et dénoncer les infox dissimulées dans le flux continu de contenus numériques. Former à l’esprit critique, à la vérification des sources, et à la compréhension des stratégies de manipulation devient un impératif démocratique.

Bâtir des alliances structurelles pour mieux endiguer la désinformation

La lutte contre la désinformation ne peut reposer exclusivement sur les épaules des médias spécialisés. Elle s’apparente à une course de relais, nécessitant coordination, complémentarité et vision partagée. Des réseaux continentaux tels que la Plateforme Africaine de Fact-checkers Francophones (PAFF) ou l’« Africa Fact Check Network » (AFN) incarnent cette volonté d’agir à l’échelle régionale. Leur action vise à mutualiser les expertises des structures de vérification, à renforcer les capacités locales et à structurer une réponse panafricaine cohérente face à la prolifération des infox.

Dans cette dynamique, des cadres de concertation se sont mis en place, notamment entre l’administration de Meta et les acteurs de l’écosystème de l’information. Ces échanges visent à améliorer les politiques de modération sur Facebook, en particulier concernant la diffusion de fausses informations et de discours haineux.

Cependant, ces initiatives, aussi louables soient-elles, restent insuffisantes si elles demeurent isolées. La désinformation étant un phénomène transversal, sa réponse doit l’être tout autant. Il est impératif de bâtir une approche systémique, fondée sur l’interopérabilité entre les médias, la société civile, les autorités publiques et les plateformes numériques.

Dans des contextes de crises multidimensionnelles au Sahel, les alliances émergentes entre médias spécialisés, le monde associatif et les institutions démontrent un potentiel considérable. Elles permettent non seulement d’accélérer la sensibilisation des populations, mais aussi de démocratiser l’accès aux outils de vérification et de diffuser une véritable culture de l’esprit critique. L’enjeu est clair : rendre chaque citoyen capable de faire face, de manière autonome, à la manipulation de l’information.

Toutefois, cette mobilisation multisectorielle ne portera ses fruits que si elle s’ancre dans une volonté politique affirmée. La lutte contre la désinformation doit être pleinement intégrée aux politiques publiques – qu’il s’agisse de l’éducation, de la culture, ou de la régulation du numérique. Or, à ce jour, si des dispositifs répressifs existent dans quelques pays, la concrétisation d’une stratégie publique globale, inclusive et multisectorielle reste largement à construire.

Enfin, l’engagement des plateformes numériques demeure une condition sine qua non à l’efficacité de cette réponse collective. Meta, par exemple, collaborait jusqu’à récemment avec des organisations comme Africa Check, Dubawa, PesaCheck via son programme « Third Party Fact-Checking ». Ce dispositif permettait d’épingler des fausses informations, d’en avertir les utilisateurs, de réduire la visibilité du contenu et, dans certains cas, de les retirer. Mais depuis janvier, l’entreprise a annoncé la fin de ce programme, marquant un recul inquiétant. Sur X, le désengagement est encore plus manifeste depuis son rachat par Elon Musk, avec une substitution problématique de la régulation par des « Community Notes ». 

Contrairement à ce que laissent entendre les dirigeants de ces plateformes, la lutte contre la désinformation ne constitue pas une menace pour la liberté d’expression – bien au contraire. C’est l’inaction face à la dégradation des espaces d’information qui met en péril les fondements mêmes de la démocratie. Tant que les entreprises technologiques continueront à se soustraire à leurs responsabilités, les efforts déployés pour garantir l’intégrité de l’information dans le cyberespace resteront fondamentalement incomplets.

Mobiliser les organisations régionales et continentales pour une souveraineté informationnelle

Dans un contexte où les dynamiques informationnelles conditionnent de plus en plus la stabilité démocratique, les organisations régionales comme la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et l’Union africaine (UA) ont un rôle stratégique à jouer. Il leur revient d’assumer un véritable leadership dans la structuration d’une souveraineté numérique africaine, en soutenant activement la communauté de résilience informationnelle — aujourd’hui présente dans plus de 30 pays du continent, à travers plus d’une cinquantaine d’organisations engagées dans la lutte contre la désinformation.

La CEDEAO et l’Union africaine ont organisé des sessions de dialogue avec des membres de cette communauté afin de dresser un état des lieux de l’écosystème de la désinformation en Afrique. Mais l’attente majeure demeure : ces institutions doivent désormais prendre l’initiative de négociations de haut niveau avec les grandes plateformes numériques — ces Big Tech qui exercent, de facto, un pouvoir de régulation sur les contenus circulant dans l’espace numérique africain — ainsi qu’avec les développeurs d’outils d’intelligence artificielle, dont les technologies alimentent aujourd’hui la massification et la viralité de la désinformation, tout en la rendant de plus en plus difficile à détecter.

L’Union européenne, à travers son cadre juridique du Digital Services Act offre une expérience inspirante. L’Afrique gagnerait à s’en saisir pour formuler ses propres exigences : transparence algorithmique, responsabilité renforcée des plateformes, et protection effective des utilisateurs contre la désinformation. Il est primordial que les instances continentales portent ces revendications avec force, en veillant à leur adaptation aux contextes, aux enjeux et aux vulnérabilités propres aux sociétés africaines. L’ambition est de bâtir un espace numérique africain où l’accès à une information fiable, vérifiée et pluraliste soit la norme, non l’exception.

Car l’information constitue l’oxygène du corps social. En défendre la qualité, c’est défendre les fondements mêmes de la démocratie. La construction d’une réponse collaborative et multisectorielle à la désinformation s’inscrit pleinement dans les ambitions de long terme portées par la Vision 2050 de la CEDEAO et l’Agenda 2063 de l’Union africaine. 

Harouna Drabo